ASPIRATIONS contemporaines
Sommes-nous encore monothéistes ?
Laurence DEVILLAIRS, philosophe, article publié dans le Journal La Croix du 31 Octobre 2022
Il fut un temps où la question était de savoir si nous avions cessé de croire, si Dieu avait déserté nos consciences et nos sociétés. Nous parlions de déchristianisation, de sécularisation, d’abandon des valeurs chrétiennes… Croire relevait d’une autre époque, plus marquée par l’obéissance, ou plus encline à espérer. Ce temps et ces interrogations paraissent dépassés. Sécularisation, déchristianisation, laïcisation… : la question s’est déplacée. Il s’agit peut-être davantage de nos jours de nous demander si nous sommes encore monothéistes. L’hypothèse d’un paganisme contemporain n’est pas à avancer uniquement parce que l’institution gardienne de la croyance, l’Église, a perdu non seulement son autorité mais aussi sa légitimité, s’étant discréditée au travers de crimes sexuels et, plus généralement, de violences liées à des abus de pouvoir. C’est le constat qui s’impose face à la multiplication des phénomènes et des croyances polythéistes, de l’animisme à la divination, des sorciers aux oracles, dont la première manifestation fut, en France, l’engouement pour la fête d’Halloween, qui a largement remplacé la Toussaint pour nos concitoyens.
Ce n’est pas seulement parce que l’Église a dilué l’irréductible singularité de l’Évangile qu’elle l’a monnayée en un appel assez abstrait au bien commun ou à un humanisme indéterminé. Ce n’est pas simplement parce que l’Église ne permet plus au christianisme de faire histoire, de nourrir une culture, de changer les consciences. Tout cela est vrai, et doit être déploré. Mais la raison est aussi que nous avons fini par ne croire plus exclusivement qu’en un Dieu protecteur.
Une conception évolutionniste voudrait que le christianisme ait mis fin aux croyances et aux pratiques superstitieuses. Il n’en est rien : c’est au contraire parce que nous avons insensiblement substitué au Dieu du Salut, et donc de la faute et de la rédemption, un Dieu protecteur, que nous en sommes venus, aujourd’hui, à rêver d’un monde réinvesti par les dieux. Car le Dieu du monothéisme remplit moins bien cette fonction protectrice qu’une pluralité de divinités.
J’avais lu ce commentaire de Ricœur sur Freud : « La religion pour Freud (…) est une compensation apportée à la dureté de la vie (…) ; sa tâche est de protéger l’homme (…). La face nouvelle que la religion tourne vers l’individu n’est plus celle de l’interdiction, mais celle de la protection. » Double clairvoyance : de Freud d’abord, de Ricœur ensuite. Pour ne pas avoir à affronter la possibilité que le réel ne s’intéresse pas à nous et qu’il n’ait rien à nous dire, nous avons trouvé en Dieu un réconfort, non pas une raison de vivre, mais une manière de donner des couleurs à la vie. Le domaine de compétence de la religion n’est donc plus la vie après la vie, mais la vie tout court. D’où la suite de l’analyse de Ricœur : « Du même coup, (la religion) s’adresse moins à la crainte qu’au désir. » Elle n’est plus associée à l’impératif de sauver ce qui doit l’être mais elle est là pour répondre à notre désir de consolation et de protection. Une sorte d’assurance sur la vie : tout se passera bien, Dieu est là pour le garantir. Mais en ce cas, le paganisme est plus efficace que le monothéisme. Car le Dieu chrétien ne délivre pas la plus magique des protections : il n’a pas pour dessein de transformer le monde en paradis, la vie en une fête. Le chrétien n’est pas dans ce monde comme un poisson dans l’eau, mais il y assume le rôle de témoin : témoin d’une vérité dont ce monde ne veut pas, et qui ne trouve d’ailleurs dans ce monde ni son origine, ni sa fin, ni sa justification. Le Dieu de Jésus-Christ ne protège pas de la réalité : il demande de l’affronter. Il ne transmue pas le plomb en or, l’adversité en occasion d’avancer. Ce serait aller trop vite du Vendredi saint au dimanche de Pâques. S’il protège du mal, il ne protège pas de la réalité. C’est toutefois cette protection-là que nous recherchons.
Nous avons besoin de mythologies, de divinités qui viendraient peupler le monde, le délivrer de son mutisme. Notre désir est ainsi davantage un désir de sacré que de transcendance : nous voulons ressentir le frisson d’une nature vibrante et animée. On pourrait ainsi presque parler d’un culte des arbres, du végétal, du vivant sans hiérarchie ni distinction. Car le divin auquel nous brûlons de croire doit être tout proche, mais tout autre aussi – sacré. Le Dieu transcendant est, au contraire, à la fois lointain – il est tout ce que je ne suis pas : infini, éternité, amour et toute-puissance – et ressemblant, au point d’épouser notre condition humaine. Sa transcendance est trop énigmatique. Parlant en paraboles, elle met à l’épreuve plus qu’elle ne console. Or nous avons une demande de sens immédiat, sans équivoque. Pas un sens prophétique, à contre-courant et à déchiffrer, mais une réserve de significations claires, opérationnelles, et nettement polarisées : l’échec, la réussite, le négatif, le positif, le mal, la résilience. Or le Dieu chrétien ne cesse de se dire au travers de paradoxes et d’ambiguïtés : les premiers seront les derniers, c’est en perdant sa vie qu’on la sauve, bienheureux les malheureux… Ce que nous voulons, c’est faire intimement partie du monde, nous y dissoudre même, pour y diluer notre agressive humanité, notre conscience aux tendances séparatistes (l’humain n’est pas l’animal, le sujet n’est pas un objet, l’esprit n’est pas la chair). Il nous faudrait nous libérer de ces distinctions pour embrasser une seule réalité vivante, et nous sentir ainsi entourés, enlacés – et donc protégés, consolés. Divinité Nature, divinité Arbre, divinité Animal sont plus à même de réenchanter ce monde que nous avons mécanisé, saccagé, et que le christianisme nous demandait de ne pas considérer comme notre royaume, notre unique lieu de résidence.
Et puis, la religion chrétienne n’est pas tragique. Si elle connaît des tragédies, elles sont provisoires, de transition – les noces succèdent à la pénurie, ce qui était perdu est retrouvé. Or nous vivons une époque où il est difficilement permis d’imaginer un lendemain à la tragédie. On aurait tort de continuer à l’expliquer par le simple fait que nous ne croyons plus au progrès. C’est, plus fondamentalement, parce que nous ne croyons plus en un Dieu unique, qui a pour nous un dessein, une volonté et un salut. En somme, nous ne croyons plus en un Dieu qui croit en l’homme.
Laurence DEVILLAIRS, philosophe, article publié dans le Journal La Croix du 31 Octobre 2022
Sommes-nous encore monothéistes ?
Merci à vous Laurence Devillairs pour l’article que vous publiez en ces jours de Toussaint dans le journal La Croix du Lundi 31 Octobre. Je participe à divers groupes de réflexion au sujet de la mort sur des espaces du rural profond accueillant une nouvelle population venue des métropoles. Vous mettez des mots éclairant le désir de consolation , de protection, de ré-enchantement de la mort qui donneraient du prix à la vie qui n’a pas « d’après-vie ». En ce moment la Samaïn, passage à la saison de jours sombres, accueille un grand nombre de personnes entre 25 et 40 ans devant un « autel des morts » , lieu d’évocation et de mémoire d’une personne décédée. Lieu pathétique pour quelques personnes allant jusqu’à une prière indéfinie.
En même temps sur cette même semaine de Toussaint, il se vit de beaux temps de partage que j’apprécie, temps de convivialité autour de repas, de conférences. Assurément, la Toussaint est supplantée par une émergence qui vient des profondeurs d’une humanité perplexe devant l’espace de la vie à vivre sans horizon et par-là même en quête d’un « bien-vivre ensemble », aujourd’hui. Un stage au cours de l’été sur « Rituels et spiritualité » a été pour moi éclairant pour comprendre cette grande aspiration à trouver des rituels pour apprivoiser la mort et pour bien vivre – en bienveillance et proximité – avec les morts et les vivants, les animaux, la nature, des cimetières habillés d’arbres et de verdure. Cette bienveillance, assurée par des rites est comme une sorte de religion « apaisante et consolante ». « Le domaine de la compétence de la religion n’est donc plus la vie après la vie, mais la vie tout court ».
Devant ce changement, les chrétiens qui aiment ce monde, sont devant cette grande question : comment accueillir avec bienveillance ces aspirations et les décoder pour faire dialoguer avec elles l’Evangile ? Jésus, le Crucifié- Ressuscité, nous demande de mettre au jour la singularité du salut qui donne densité à l’existence humaine appelée à « affronter » ce qui la défigure pour un accomplissement par la grâce. Vous avez raison de dire que « le chrétien n’est pas comme un poisson dans l’eau » ! Oui, il est nécessaire d’aller, sans prosélytisme, aux périphéries où émergent des aspirations contemporaines nouvelles, mais avec l’audace de les habiter d’une présence appelante, comme l’a fait Saint Paul auprès des « nations » et avec l’assurance que donne l’Esprit Saint en vue du beau risque du témoignage. L’essai de Pierre Madelin : « La terre, les corps, la Mort » ouvre le chemin que les chrétiens ont à parcourir pour offrir, avec humilité, l’Evangile et tout l’Evangile.
Gilles Gracineau